Pouvoir des médias
Jean Bitterlin Fellering le 17 décembre 2014
24 rue de la Gendarmerie
68470 Fellering
Tél. : 03 89 39 14 30
A M. Laurent Bodin
Éditorialiste Journal « L’Alsace »
Monsieur Bodin,
Cette lettre a pour but de vous exprimer la profonde irritation que j’ai eue à la lecture de votre éditorial du samedi 13 décembre 2014 paru dans le journal « L’Alsace ». Dirigé contre les écologistes votre article est un modèle du genre, tout y est : parti-pris, violence des termes employés, flatterie du beauf, amalgames et techniques utilisées (numérotées de 1 à 8 dans les commentaires que j’ai faits de votre texte).
« Absolutisme vert », « écolo-anarchistes », « petite minorité utopiste », « dictature », « terrorisme vert » voilà les termes violents que vous utilisez. Il fut un temps (début des années 1980) où le journaliste rajoutait « Khmer vert » ; vous ne l’avez pas fait, peut-être parce que ce n’est plus d’actualité.
Si de telles attaques frontales à l’encontre des écologistes ont déjà eu lieu dans le passé elles sont plus étonnantes aujourd’hui puisque les périls annoncés par ces derniers se déroulent désormais sous nos yeux : réchauffement climatique avec son cortège de catastrophes (inondations, tornades, désertifications, migrations,…), effondrement de la biodioversité, pollutions multiples et absolument dramatiques (sur le long terme entre autres), accidents nucléaires, surpopulation, raréfaction des ressources, conflits, problèmes de qualité de vie ou de vie tout court, ……
Les écologistes prônaient alors, comme alternative à la démesure et à la Croissance, la voie du « Small is beautiful » et de la retenue (pas celle du barrage) parce que c’est une voie plus raisonnable, plus efficace, plus démocratique, plus juste, plus respectueuse de la Nature, plus durable (pour utiliser un terme à la mode), plus sûre (avec de petits dégâts si on se plante), plus….plus….
Soit l’exact opposé de la voie de la Sainte Croissance (les majuscules c’est mon apport personnel) qui se manifeste, justement, par des ouvrages démesurés ou inutiles tels que l’aéroport de Notre-Dame des Landes, le barrage de Sivens, la ferme des 1000 vaches ou le Center Parks de Roybon.
En 1977, lors de la contestation de la centrale Superphénix de Crey-Malville vous auriez sans doute écrit le même type d’éditorial que celui du 13 décembre, car on retrouve dans ce projet les mêmes caractéristiques que celles de Sivens : absence de démocratie (jy reviendrai) d’où manifestations, répression policière, un mort, médias à la botte des pouvoirs politiques ou économiques (votre éditorial en est la preuve flagrante) et, malheureusement, apathie de la plupart de nos concitoyens plus préoccupés par leur frénésie de consommation et le championnat de France de football ou préoccupés par la recherche d’un emploi (pour, justement, consommer).
Je rappelle que la folie de Creys-Malville (si vous pensez qu’il ne s’agit pas d’une folie faites le moi savoir) aura coûté 50 milliards de francs (actualisés ça doit faire la même somme en euros aujourd’hui), autant pour le démantèlement, et tout ça pour un projet voué à l’échec dès le départ (même les Américains le jugeaient trop risqué). Ceci montre d’ailleurs que les manifestants d’alors avaient une certaine légitimité à s’opposer à ce projet en occupant le site et en affrontant les forces représentant un certain « ordre ».
Alors voilà ci-dessous , en vert, quelques commentaires accompagnant votre texte (en noir).
Edito de Laurent Bodin – Journal « L’Alsace » – samedi 13 décembre 2014
Titre : Absolutisme vert
Peut-on encore engager de grands chantiers en France en 2014 ? La réponse est assurément « Non », si l’on écoute les « zadistes », ces écolo-anarchistes occupant les sites des chantiers pour empêcher toute avancée d’un projet qu’ils contestent.
- Technique n°1 : mettre les mots aux endroits où ils sont les plus efficaces. En plaçant « La réponse est assurément « Non » de suite après la question et non, comme il eût été logique à la suite de « ….. projet qu’ils contestent. » vous mettez en place un cadre (un filet) hors duquel le lecteur aura du mal à sortir.
- Qu’est-ce qui vous permet d’utiliser le terme « assurément » ? Je peux vous assurer qu’un tas de grands chantiers (par exemple dans l’habitat, dans les transports en commun, dans l’aménagement des villes) trouveraient grâce aux yeux des « zadistes ».
- Technique n°2 : discréditer l’adversaire en collant au terme « écolo », plutôt sympathique (de nos jours tout le monde se dit écolo) le terme « anarchistes », très négatif aux yeux du Français moyen (qui ne connait d’ailleurs pas du tout les écrits des anarchistes).
De quel droit une petite minorité d’utopistes dicteraient-ils leurs choix au plus grand nombre ? Tout simplement bien sûr, parce qu’ils détiennent la vérité, savent ce qui est bon pour l’Humanité alors que nous, pauvres imbéciles, serions des adeptes d’un capitalisme et d’un consumérisme aveugles
- Technique n°3 : l’outrance du propos que l’on retrouve dans les deux phrases ci-dessus. Ce n’est pas une « minorité » mais une « petite minorité » qui « dicteraient leurs choix » et qui plus est ce sont des « utopistes ». Comment pouvez-vous affirmer cela ? Si les trois projets évoqués ont abouti à une contestation durable sur le terrain c’est justement parce qu’une bonne partie de la population conteste les projets et soutient les occupants. Je voudrais aussi vous signaler que l’Utopie c’est de croire que dans un monde fini on puisse continuer un modèle de développement qui se traduit, entre autres, par des barrages, des centers parks ou de nouveaux aéroports. Je compte sur vous pour me faire parvenir d’anciens éditoriaux où vous dénoncez les petites minorités qui ont fait des profits monstrueux sur le dos des contribuables dans des projets absurdes (ce ne sont pas les exemples qui manquent).
- Technique n°4 : flatter le lecteur et/ou le mettre de son côté. Le « nous » a pour but d’attirer le lecteur du côté du rédacteur ; tous deux traités de « pauvres imbéciles » voilà désormais le lecteur à vos côtés contre ces contestataires qui, de plus, sont si méprisants car « ils détiennent la vérité » et « savent ce qui est bon pour l’Humanité ».
Notre-Dame-des-Landes, Sivens, Roybon ….Prenant de l’ampleur, le mouvement « zadiste » a le mérite de nous interpeller sur le fonctionnement de notre société. De prime abord, difficile de juger si le projet de nouvel aéroport en Loire-Atlantique est une aberration économique et/ou écologique.Idem pour le barrage du Tarn dont un rapport a révélé qu’il était surdimensionné. Mais c’est bien parce que manifester, contester, protester est un droit, qu’on ne peut accepter la dictature que les « zadistes » veulent imposer. Derrière de grands principes, ce sont les prémices d’un terrorisme vert qui transparaissent.
- Technique n° 5 : se montrer grand seigneur et reconnaître des mérites de l’adversaire . Cela vous pare d’un manteau d’objectivité qui rend votre analyse plus crédible. C’est sans doute la technique la plus détestable car elle permet ensuite toutes les bassesses.
- Technique n°6 : énoncer et s’adosser sur de grands principes admis par tous (« manifester, contester, protester est un droit ») pour donner plus de poids au reste. Cette technique vous l’utilisez à plusieurs reprises dans votre éditorial.
- Technique n°7 : renverser les rôles. Les grands projets évoqués n’ont pas été décidés démocratiquement (publicité, débats publics, référendum, fin des recours administratifs pour s’assurer du respect des lois sur l’eau ou européennes). Si dictature il y a c’est bien celle des promoteurs et profiteurs de ces projets et non celles des opposants qui, sans aucun doute, n’ont rien à gagner dans leur lutte.
- Vous placez en fin de paragraphe la phrase qui tue (« qu’on ne peut accepter la dictature que ………ce sont les prémices d’un terrorisme vert qui transparaissent ») au bon endroit (technique n°1). Car vous l’avez, afin qu’elle passe comme une lettre à la Poste, magnifiquement emballée entre deux fondamentaux admis par tout un chacun (celui de « manifester, contester, protester » et celui qu’ « il n’y a point de liberté sans lois ») .
« Il n’y a point de liberté sans lois », nous enseigne Rousseau, dans son traité « Du contrat social ». Le droit de tout un chacun est de souscrire, ou pas, à ce principe, mais le devoir de la collectivité dans un Etat démocratique est de veiller à son respect puisque c’est la règle commune. Ne pas y souscrire revient à s’aventurer sur un terrain dangereux dont doivent se méfier certains partis politiques qui jouent avec le feu en soutenant le mouvement « zadiste ». Récupérée par bon nombre de responsables d’Europe-Ecologie-Les Verts, la mort du jeune Rémy Fraisse à Sivens est d’abord un fait divers dont les conséquences ont été politiques.
- Qui ne peut souscrire au début de ce paragraphe ? Le problème c’est que vous semblez admettre que nous sommes dans un Etat démocratique, ce que je conteste. Certes l’idéal démocratique est très difficile à atteindre mais on peut dire que la France est loin de cet idéal et, sur ce sujet, loin des pays nordiques par exemple: accès aux médias quasiment réservé aux partis dominants, différence de traitement par les journalistes selon le parti auquel vous appartenez, absence de proportionnelle, absence de référendum d’initiative populaire, différence de moyens financiers lors des élections,…. Si vous n’êtes pas convaincu je vous propose de vous rencontrer et d’approfondir le sujet.
- C’est monstrueux d’écrire que « la mort de Rémy Fraisse est d’abord un fait divers dont les conséquences ont été politiques ». C’est quand même un gamin qui, par idéal, se battait contre un projet destructeur de Nature, projet – et c’est vous qui le rappelez- dont un rapport révèle qu’il « était surdimensionné » (donc mauvais) !! Oseriez-vous dire cette phrase en face des parents et amis de Rémy Fraisse ?
Il existe en France comme dans tout Etat de droit des procédures qui s’imposent à tous. Quelle société peut vivre avec un minimum d’harmonie entre ses membres, si l’usage de la force prévaut sur l’action en justice ? Aucune. Partant d’un bon sentiment, ce n’est pas cependant la proposition de référendums locaux sur les projets environnementaux qui empêchera les mouvements « zadistes » puisque, par définition, ceux-ci font fi de la volonté majoritaire.
- Encore un début de paragraphe utilisant la technique n°6 avec l’énoncé de grands principes évidents.
- Le référendum local ce n’est pas une « affaire de bons sentiments » comme vous l’écrivez, mais de Démocratie !! Je trouve bien triste de voir un journaliste tenir ce genre de propos vous qui devriez, justement, être un des ferments de la Démocratie.
- Technique n°8 : terminer l’article par une bassesse. D’où tirez-vous que « par définition », « les mouvements « zadistes » font fi de la volonté majoritaire » ? Cette volonté majoritaire s’est-elle exprimée à Notre-Dame des Landes, à Sivens, à Roybon, … ? Dans ces projets les processus démocratiques et obéissants aux lois ont-ils été respectés ?
- Il est aussi curieux que vous utilisiez les termes de « projets environnementaux » pour des projets qui sont tout sauf « environnementaux » mais qui sont des saccages de Nature (déjà mal en point par ailleurs). Je serais ravi si vous pouviez m’envoyer votre définition du « projet environnemental » avec un exemple à l’appui.
Jean Bitterlin : ni « zadiste » ni membre d’EELV
P.S. : Je ne saurais trop insister à inviter à lire l’excellent livre de Noam Chomsky « La fabrication du consentement ». C’est peut-être une idée de cadeau de Noël.